10 juil. 1999

Insensatez

Celles et ceux qui connaissent cette chanson peuvent s'imaginer cette humeur particulière qui vous traverse parfois comme une vague. Celle d'avoir le sentiment que l'on a conscience de tout. Nous vivons au cœur d'un silence et aucun mot ne peut nous atteindre. Nous nous replions, nous nous engageons dans rien, rien n'existe si ce n'est cette sensation d'être pleinement le croisement, d'être à cet instant précis où l'on éprouve cet émoi, au croisement des déceptions, des joies, des espoirs passés, toutes ces choses qui nous ont conduit à ces secondes où l'homme se referme sur son présent, prenant conscience de sa réalité sans l'inscrire dans le Devenir, ne lui offrant aucune chance, ne lui faisant présager aucune douleur, aucune mésaventure. Nous vivons alors pleinement le deuil de notre vie et le silence s'impose à nos lèvres. Nous ne disons rien parce que nous ne pouvons rien dire. Nos yeux se replient lentemment sans soif de voir, parce que voir c'est déjà se projeter dans la réalité et l'on refuse toute réalité si ce n'est celle qui nous rempli et qui est nôtre.

"Ne souffle pas, cela pourrait faire envoler cette plume qui vient de se poser sur ton bras" dit-elle. Elle prit une olive, l'enfila dans sa bouche, ses lèvres se refermèrent, son menton velouté nacré.

Je bats lentement avec ma tête le tempo, mes mains glissant sur le clavier, ta bouche n'est pas loin mais elle souffle, elle souffle lentement, j'aurais préféré que tu sois morte, j'aurais eu moins peur de t'embrasser, j'aurais eu moins peur de ta réaction, j'aurais eu moins peur de ton amour parce qu'il m'appartiendrait totalement, il serait mon imagination, c'est ainsi que tu m'aimerais, comme je l'imagine. Tu n'existerais pas et je pourrais t'aimer totalement, entièrement, sans crainte de me voir rejeter, sans cette peur de ne pas être aimé pleinement, dans toute son intégralité, sans cette peur que l'autre puisse éprouver un amour différent que celui que l'on peut avoir.

Insensatez.

Il y a nul dégoût, nul ennui, nul regret, nul remord. Cette impression que toute fin est un point de départ.

Tu t'allonges ici et là et tu disparais tout le temps. C'est ainsi que je te perds. Tu n'existes pas. Tu glisses, tu es transparente, à peine visible lorsque l'on garde les yeux grands ouverts et deviens si réelle quand les yeux se referment. Qui es-tu, où vas-tu ?

Cette impression que toute fin est un point de départ, mais le point de départ de quel chemin ? Le soleil se lève à l'horizon et c'est toujours vers lui que l'on marche inlassablement, vers l'éveil, vers la naissance puis vers la continuité.

L'affiche du Sacrifice dans le hall du cinéma. Un arbre squelettique. Ta main se pose sur ma peau, au dehors on entend quelques voitures passer, nous ne disons rien parce que nous ne pouvons rien dire. Nos yeux se replient sur ce que nous ne possédons pas.

Appelle-moi parce que je suis une mort qui n'en finit pas de s'éteindre. Se mouvant en dessous, un autre sentiment que je ne possède pas parce que sa grâce, sa force pourrait dévaster ce qui meurt en moi. Et je ne veux pas mourir d'amour d'une autre, je veux mourir de moi-même comme l'on meurt d'une déception amoureuse, d'une blessure grave et profonde. Un déchirement. Se déchirer parce que l'on se désunit de l'autre, l'autre que l'on aimait, qui nous a déçu parce qu'il ne nous aime plus, ne représentant plus rien à ses yeux, juste une image fanée, incolore. Se déchirer à soi-même, mourir à soi-même, mourir de soi-même, se séparer de ce que l'on fut, cette image que l'on voulait garder, cette blessure qui n'en finit pas de s'ouvrir quand on songe à ce que l'on ne sera pas, que l'on ne sera jamais. Admettre au moins cette réalité. Faut-il changer pour devenir un autre, un simple glissement pourrait suffire. Il n'est peut-être pas nécessaire de tout déchirer.

Ma place n'est pas dans la solitude, dans le repli, dans la tristesse des sociétés. Ma place est dans le commun des mortels. Que l'on aime pour ce qu'ils sont. Ma vie se réduit à un choc violent entre le silence et l'amour.

"Ne pleure pas, ce n'est pas la peine, ça n'en vaut pas la peine, ça n'en vaut pas la peine. Viens ici, va là, réduis toi à ce que tu es, non pas à ce que tu veux être."

22 févr. 1999

Pessoa et les artistes modernes et post-modernes (la génération à venir)

Moi, je lisais en attendant mon tour chez mon psy (cela faisait une éternité que je n'y étais pas allé, et comme d'habitude nous avons beaucoup ri, légèrement et gravement, légèrement quand il m'a sorti son téléphone portable "vous n'avez pas l'un de ces petits bijoux de la technologie moderne ?" je lui réponds que non, c'est une expansion du pénis à laquelle je n'adhère pas, gravement en disant "je ne sais pas"), je lisais donc le petit livre de Tabuchi sur Pessoa dans lequel il dit que les grands écrivains de ce siècle (celui dont on voit au fur des jours la fin approcher) avaient des vies plates, mornes, mécaniques (employés de bureaux, etc.) et se réfère à Kafka entre autre et d'autres noms bien sûr, et je me suis dit que c'était plutôt encourageant à lire pour l'artiste qui sommeille en chacun, qui chaque soir pleure sur ses deux lignes qu'il ne peut pas écrire parce qu'usé par un boulot alimentaire, incapable d'aligner quoique ce soit parce que les meilleures idées viennent durant les pauses-café, mais qu'il est trop honteux de sorti un calepin pour noter l'idée du "siècle", cet artiste qui n'ose pas tout plaquer pour devenir ce qu'il voudrait être. Le système économique et social, la sécurité du travail est un poids à prendre sur soi, une règle avec laquelle il faut jouer, ignorer les déconvenues de notre existence pour s'extasier durant quelques instants, fussent-ils vécu dans la fatigue - mais n'est-ce pas fatigué que l'on rêve le mieux ? -, des purs instants hypnotiques où l'on vit une autre vie, une vie qui se rapproche d'un livre que l'on ne peut pas écrire.