28 déc. 2000

Lycée Cabanis, dortoir 3

Je me souviens, j'avais redoublé ma première (jamais je ne m'étais alors imaginé qu'un jour je me souviendrais de cela; on n'imagine jamais que l'on se souviendra de ceci ou de cela, on vit sans avoir trop conscience que ce qui nous restera seront des souvenirs; on pense alors à autre chose, aux cigarettes qu'il faut aller acheter, à savoir si c'est le bon moment d'enlever le caleçon, de faire les comptes, mais la mémoire guette et ce qui semble futile devient alors un souvenir, une trace). Si je parle de cela, c'est que cela fait 10 ans. On aime les chiffres ronds parce qu'ils symbolisent, bon gré mal gré, un passage, une étape; que cela soit la dent de lait que j'avais glissé sous mon oreiller, que cela soit ces dix années que je viens de parcourir sans trop de nonchalance, il reste l'impression d'un chemin effectué. Je me souviendrai toujours de ce message sur mon répondeur laissée par Catherine F. qui me lisait une contribution du regretté Singette lequel avait lui aussi mesuré le chemin que j'avais parcouru en quelques années; un parcours jalonné de pas grand chose, de si peu de choses que je les serre près de moi et les laisse briller comme des feux de Bengale; parce qu'il n'y a pas de mal à avoir à se réchauffer, même si ce n'est qu'avec quelques braises. Certes je n'ai pas fait tout ce dont je rêvais de faire à mes 17 ans, mais j'ai réussi là où d'autres ont échoué, peut-être par lassitude, probablement par distraction. Et pourtant il s'agit de si peu, de presque rien; ne pas s'asseoir sur la satisfaction d'un rien; on conquiert si peu d'espaces que quelques pas suffisent pour les franchir.
C'était une année très amusante. J'avais un très bon ami dont je n'ai plus de nouvelles et la classe était très sympathique. Je me souviens de Nicolas B. qui avait amené un oreiller en cours de français; il s'était fait virer du cours; je me souviens que ce jour-là je m'ennuyais: on étudiait Barrage contre le Pacifique. Je me souviens aussi de Christophe et de Elodie qui m'avait pris pour confident et leur grand frère -- j'avais tout de même une année de plus --, je me souviens des répétitions dans la salle de bain du dortoir, avec nos guitares à 500 fr., nos amplis de 20 Watts, la fenêtre qui donnait sur la salle de biologie; me souviens de cette biture énorme avec Yann et avoir été malade pendant 2 jours; me souviens de Christophe et que j'avais failli lui vomir dessus; c'était passé près et on était mort de rire à l'idée que j'avais pu lui vomir dessus. Me souviens d'avoir essayé les peaux de bananes, mal de tête, me souviens de mon camarade de box qui avait une icône dans son placard et qui priait tous les jours; me souviens de le voir faire des pompes au réveil alors que j'étais encore endormi; me souviens de la copine à Mathieu dont j'étais aussi amoureux; me souviens des soirées spiritisme -- j'ai toujours la feuille sur laquelle on avait noté ce que le verre avait dit --; me souviens qu'on avait fait manger au grand idiot de la pâté pour chien; me souviens que je regardais à la fenêtre du dortoir à 17h; avec Yann on regardait les élèves sortir; on parlait des filles qui passaient, on se racontait la journée; me souviens de Jean-Yves qui était vraiment un type très bien; me souviens des lettres de sa mère et qui m'avait écrit pour me dire qu'elle avait été touchée par les lettres que j'avais écrites à son fils; elle m'avait offert une copie d'un livre de Abel Bonnard (sic) sur l'amitié; elle était psychanalyste ou quelque chose dans ce goût-là; me souviens que Jean-Yves avait été pincé en pleine nuit dans les réserves des cuisines; me souviens du carton que l'on glissait dans le bouton de la veilleuse pour que la lumière du couloir ne se coupe pas; me souviens du concert de Gallon Drunk; me souviens des Smiths écouté en boucle; me souviens des déambulations nocturnes dans les couloirs du lycée; me souviens de Patricia F et des cours d'histoire le samedi matin après le sport; me souviens qu'il m'avait mis gardien de but et l'enjeu de l'équipe était que le ballon n'arrive surtout pas dans notre camp; me souviens du café que Yann faisait à 17h, me souviens de son harmonica, des tubes que l'on écoutait en boucle et de cette fille dont il ne cessait de parler, me souviens de Nicolas qui est mort il y a quelques années, me souviens de la salle de musique et de mon premier larsen -- je l'ai toujours sur cassette, quel souvenir: un premier larsen c'est comme un premier baiser, ça fait des frissons partout même si c'est sur un ampli de 10 Watts; me souviens de l'arrivée de l'été et des révisions pour le bac de français que l'on entrecoupait de parties de guitare & harmonica; me souviens d'avoir vu pour la première fois Karine, me souviens des rêves de Jean-Yves de faire un concert sur le toit du gymnase, me souviens du journal que je tenais, me souviens de la photo de Nico que j'avais attachée à l'intérieur de mon placard et aussi de la grenouille; me souviens que c'était un sentiment très fort; il y avait quelque chose qui sonnait enfin juste dans ma vie.
Je referme la parenthèse, 10 années sont passées. J'entends encore Yann me dire:
- T'es accordé ?
- J'y suis presque, je suis presque accordé.
(...)
Garder l'*objectif*, garder la ligne ferme et se rendre compte qu'en lâchant un peu de leste, de prendre de l'aisance dans mes mouvements me rend plus gracieux, il est toujours possible d'arriver à bon port.