1. L'idée extravagante s'impose à l'esprit sonné -- avant la fatigue excessive, la convalescence, l'idée se cache derrière une allure de normalité; la réalité n'est pas encore habitée par cette idée qui va la bouleverser comme le sculpteur bouleverse la matière pour en sortir une pièce. Pour l'instant, tout semble normal -- parfois des territoires apparaissent et disparaissent; par bribe, l'idée prend place mais ne se conçoit pas encore complètement, seul le terrain travaille à son apparition.
C'est en revenant d'une fête ("cette fête où l'on a perdu notre temps") ou encore au lendemain d'une petite fièvre -- quand la parole est faible et les gestes sont peu assurés (le corps flou, en léger déphasage) que l'esprit trouve l'espace pour s'affranchir du regard critique qu'il portait sur lui-même; il se laisse posséder par cette idée (détrousser, corrompre, fourvoyer, transporter, ravir), comme une évidence que l'on aurait repoussée jusqu'alors pour mieux l'embrasser à cet instant qui s'offre à nous -- à laquelle nous nous offrons, sacrifiant une part de notre rigueur pour nous tordre à cette idée qui nous pousse aux doutes tout en se révélant être évidente, adéquate à notre condition. L'idée s'étend, découvre une cohérence qui liait ces bribes, ces soupçons; un territoire singulier apparait, grotesque et difforme aux yeux des autres (et c'est bien pour cette raison que ces idées extravagantes sont le plus souvent confinées au secret, réservées à l'intime) -- idée qui dévoile un territoire qui nous remplit parfaitement puisque il ne nous couvre pas seulement, mais ouvre des perspectives dans ce réduit que nous habitions.
2. La clef de voûte.
23 févr. 2009
8 févr. 2009
Ricercare à 6 voix
1. L'histoire dit que Frédéric II de Prusse demanda à Bach d'improviser à partir d'un thème qu'il lui joua à la flute -- Bach se mit au clavier, un piano et non un clavecin et travailla le thème, improvisant le ricercare à 3 voix; pour celui à 6 voix, il lui fallait un peu de réflexion; il revint chez lui et finalement composa L'Offrande Musicale, ensemble de 13 pièces, parmi lesquelles le ricercare à 6 voix. Trois siècles plus tard, en 1932, Webern écrivit (offrit) une orchestration à cette pièce.
1b. Le massif, l'imposant maitre de chapelle, qu'on imagine avoir des larges mains aux doigts épais -- des mains de jardinier, d'agriculteur, de ces mains qui sèment, cueillent, travaillent chaque jour, caressent les pétales et arrachent les mauvaises herbes, griffées par les ronces, coupées par des mauvais coups de ciseaux -- pleines d'encre, puissantes au contact de l'orgue et qu'il réunit et porte à sa bouche et réchauffe de son souffle, dans le froid humide de cette chapelle où il se rend tous les jours -- Bach et son ricercare à 6 voix -- même le plus grand mythomane du monde, le plus atteint, le plus malade, ne pourrait faire chanter ensemble six voix dans un même instant, sachant qu'aucune ne connait la note qui va suivre; Bach: dont l'ensemble de l'œuvre mis bout à bout correspond à une semaine de musique, 7 fois 24, 168 heures; face à Bach, Webern, avec seulement ses deux heures de composition, passe pour un maladif, un souffreteux, un tubard -- pas de longues courses effrénées à travers champs, chez Webern, se rendre à la fenêtre, c'est déjà un exploit. Webern a un point commun avec le grindcore: pas plus d'une minute par pièce -- mais tout le reste les oppose: le silence, les couleurs.
(C'était l'été, et tous les jours après le journal du soir, on regardait, ma soeur & moi, Boulez diriger l'orchestre inter-contemporain -- il s'agissait de répétition: Boulez en polo Lacoste, "on reprend à 48" et la machine, au regard du chef se mettait en place, le percussionniste, le violon, la flute, les timbres, les couleurs, les silences, le polo Lacoste de Boulez, la mèche qu'il replaçait sur son crâne dégarni, tout cela nous laissait pantois mais nous y revenions chaque jour, ne comprenant rien à cette musique, Webern, Schoenberg -- deux-trois ans plus tard, toujours durant les vacances d'été, je suivis Die Zwiete Heimat d'Edgar Reitz -- la seconde période, celle qui raconte l'histoire de l'Allemagne après la seconde guerre mondiale et la jeunesse d'un groupe d'amis musiciens, dodécaphonistes à souhait.)
2. Et puis Webern orchestre le ricercare de Bach. Et alors on passe du noir & blanc à la couleur, aux deux dimensions s'ajoute une troisième, l'horizon -- et tout s'organise non plus en fonction des mélodies, de la forme -- les méticuleuses ornementations, les broderies, les motifs disparaissent -- de temps en temps elles réapparaissent, passant d'un instrument à un autre, comme une balle qui irait de main en main, chacun la portant -- mais maintenant la petite histoire des voix s'efface, nous sommes dans le monde, et toutes peignent dans un élan un tableau unique, par touche, par traits, stries & aplats, parfois l'équilibre se voit chavirer puis se redresse par un silence, un pizzicato, et les cordes s'ouvrent et la mélodie de Frédéric II de Prusse revient majestueuse et déchirante.
(Ce matin, en me rendant voir C. qui m'inviterait boire un café -- encore vacillant de la nuit précédente -- la dépense de l'excès et non l'excès dans la dépense -- je chantonnais dans la rue ce thème de l'Offrande Musicale, le soleil était d'accord et les passants allaient, et je me disais combien pouvait être violent le sentiment d'être vivant. Et nous le sommes.)
1b. Le massif, l'imposant maitre de chapelle, qu'on imagine avoir des larges mains aux doigts épais -- des mains de jardinier, d'agriculteur, de ces mains qui sèment, cueillent, travaillent chaque jour, caressent les pétales et arrachent les mauvaises herbes, griffées par les ronces, coupées par des mauvais coups de ciseaux -- pleines d'encre, puissantes au contact de l'orgue et qu'il réunit et porte à sa bouche et réchauffe de son souffle, dans le froid humide de cette chapelle où il se rend tous les jours -- Bach et son ricercare à 6 voix -- même le plus grand mythomane du monde, le plus atteint, le plus malade, ne pourrait faire chanter ensemble six voix dans un même instant, sachant qu'aucune ne connait la note qui va suivre; Bach: dont l'ensemble de l'œuvre mis bout à bout correspond à une semaine de musique, 7 fois 24, 168 heures; face à Bach, Webern, avec seulement ses deux heures de composition, passe pour un maladif, un souffreteux, un tubard -- pas de longues courses effrénées à travers champs, chez Webern, se rendre à la fenêtre, c'est déjà un exploit. Webern a un point commun avec le grindcore: pas plus d'une minute par pièce -- mais tout le reste les oppose: le silence, les couleurs.
(C'était l'été, et tous les jours après le journal du soir, on regardait, ma soeur & moi, Boulez diriger l'orchestre inter-contemporain -- il s'agissait de répétition: Boulez en polo Lacoste, "on reprend à 48" et la machine, au regard du chef se mettait en place, le percussionniste, le violon, la flute, les timbres, les couleurs, les silences, le polo Lacoste de Boulez, la mèche qu'il replaçait sur son crâne dégarni, tout cela nous laissait pantois mais nous y revenions chaque jour, ne comprenant rien à cette musique, Webern, Schoenberg -- deux-trois ans plus tard, toujours durant les vacances d'été, je suivis Die Zwiete Heimat d'Edgar Reitz -- la seconde période, celle qui raconte l'histoire de l'Allemagne après la seconde guerre mondiale et la jeunesse d'un groupe d'amis musiciens, dodécaphonistes à souhait.)
2. Et puis Webern orchestre le ricercare de Bach. Et alors on passe du noir & blanc à la couleur, aux deux dimensions s'ajoute une troisième, l'horizon -- et tout s'organise non plus en fonction des mélodies, de la forme -- les méticuleuses ornementations, les broderies, les motifs disparaissent -- de temps en temps elles réapparaissent, passant d'un instrument à un autre, comme une balle qui irait de main en main, chacun la portant -- mais maintenant la petite histoire des voix s'efface, nous sommes dans le monde, et toutes peignent dans un élan un tableau unique, par touche, par traits, stries & aplats, parfois l'équilibre se voit chavirer puis se redresse par un silence, un pizzicato, et les cordes s'ouvrent et la mélodie de Frédéric II de Prusse revient majestueuse et déchirante.
(Ce matin, en me rendant voir C. qui m'inviterait boire un café -- encore vacillant de la nuit précédente -- la dépense de l'excès et non l'excès dans la dépense -- je chantonnais dans la rue ce thème de l'Offrande Musicale, le soleil était d'accord et les passants allaient, et je me disais combien pouvait être violent le sentiment d'être vivant. Et nous le sommes.)
Inscription à :
Articles (Atom)