8 févr. 2009

Ricercare à 6 voix

1. L'histoire dit que Frédéric II de Prusse demanda à Bach d'improviser à partir d'un thème qu'il lui joua à la flute -- Bach se mit au clavier, un piano et non un clavecin et travailla le thème, improvisant le ricercare à 3 voix; pour celui à 6 voix, il lui fallait un peu de réflexion; il revint chez lui et finalement composa L'Offrande Musicale, ensemble de 13 pièces, parmi lesquelles le ricercare à 6 voix. Trois siècles plus tard, en 1932, Webern écrivit (offrit) une orchestration à cette pièce.






1b. Le massif, l'imposant maitre de chapelle, qu'on imagine avoir des larges mains aux doigts épais -- des mains de jardinier, d'agriculteur, de ces mains qui sèment, cueillent, travaillent chaque jour, caressent les pétales et arrachent les mauvaises herbes, griffées par les ronces, coupées par des mauvais coups de ciseaux -- pleines d'encre, puissantes au contact de l'orgue et qu'il réunit et porte à sa bouche et réchauffe de son souffle, dans le froid humide de cette chapelle où il se rend tous les jours -- Bach et son ricercare à 6 voix -- même le plus grand mythomane du monde, le plus atteint, le plus malade, ne pourrait faire chanter ensemble six voix dans un même instant, sachant qu'aucune ne connait la note qui va suivre; Bach: dont l'ensemble de l'œuvre mis bout à bout correspond à une semaine de musique, 7 fois 24, 168 heures; face à Bach, Webern, avec seulement ses deux heures de composition, passe pour un maladif, un souffreteux, un tubard -- pas de longues courses effrénées à travers champs, chez Webern, se rendre à la fenêtre, c'est déjà un exploit. Webern a un point commun avec le grindcore: pas plus d'une minute par pièce -- mais tout le reste les oppose: le silence, les couleurs.

(C'était l'été, et tous les jours après le journal du soir, on regardait, ma soeur & moi, Boulez diriger l'orchestre inter-contemporain -- il s'agissait de répétition: Boulez en polo Lacoste, "on reprend à 48" et la machine, au regard du chef se mettait en place, le percussionniste, le violon, la flute, les timbres, les couleurs, les silences, le polo Lacoste de Boulez, la mèche qu'il replaçait sur son crâne dégarni, tout cela nous laissait pantois mais nous y revenions chaque jour, ne comprenant rien à cette musique, Webern, Schoenberg -- deux-trois ans plus tard, toujours durant les vacances d'été, je suivis Die Zwiete Heimat d'Edgar Reitz -- la seconde période, celle qui raconte l'histoire de l'Allemagne après la seconde guerre mondiale et la jeunesse d'un groupe d'amis musiciens, dodécaphonistes à souhait.)

2. Et puis Webern orchestre le ricercare de Bach. Et alors on passe du noir & blanc à la couleur, aux deux dimensions s'ajoute une troisième, l'horizon -- et tout s'organise non plus en fonction des mélodies, de la forme -- les méticuleuses ornementations, les broderies, les motifs disparaissent -- de temps en temps elles réapparaissent, passant d'un instrument à un autre, comme une balle qui irait de main en main, chacun la portant -- mais maintenant la petite histoire des voix s'efface, nous sommes dans le monde, et toutes peignent dans un élan un tableau unique, par touche, par traits, stries & aplats, parfois l'équilibre se voit chavirer puis se redresse par un silence, un pizzicato, et les cordes s'ouvrent et la mélodie de Frédéric II de Prusse revient majestueuse et déchirante.

(Ce matin, en me rendant voir C. qui m'inviterait boire un café -- encore vacillant de la nuit précédente -- la dépense de l'excès et non l'excès dans la dépense -- je chantonnais dans la rue ce thème de l'Offrande Musicale, le soleil était d'accord et les passants allaient, et je me disais combien pouvait être violent le sentiment d'être vivant. Et nous le sommes.)


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