Certainement un jour, on te racontera la colère que j'ai pu ressentir à cette époque -- cela ne sera pas moi, cela sera une personne que je rencontrerai dans un café, et au cours de notre discussion, nous découvrirons que nous te connaissons tout deux, elle au présent et moi dans un passé qui me reviendra douloureusement par bribe, à mesure que mes souvenirs de toi referont surface. Je lui parlerai de ce jour, de cette heure, je lui raconterai des anecdotes à ton avantage, je ne pourrai cacher l'émotion gardée intacte en brossant certaines images. Je ne lui dirai pas tout, je tairai les secrets qui nous liaient alors et que je conserverai jusque dans ma tombe. Cela sera ma façon de te garder auprès de moi.
D'un air détaché, tu l'écouteras te parler de moi -- tu lui demanderas ce que je deviens, si je vais bien et ce que je fais maintenant -- notre connaissance commune brossera en quelques mots ce qu'elle sait, n'entrant pas dans les détails puisque tu n'insisteras pas réellement pour en savoir plus -- tu auras gardé cette distance qui tordait mes phrases en plaisanteries douteuses, en rires gras, en bêtises. Maintenant je me tais, tu ne m'entends plus. J'écoute cette chanson de Bob Dylan qui raconte l'histoire d'une fille appelée Queen Jane qui décide de tout arrêter, de sortir de ce système où des donneurs de leçon essayent de la convaincre de sa douleur, estimant que ses conclusions sur elle-même devraient être plus drastiques, où elle est fatiguée d'elle et de ses créations, où des scélérats auxquels elle n'a cessé de tendre l'autre joue tombent leurs masques et se plaignent d'elle -- tout ce que veut Queen Jane, c'est sortir de là et rencontrer quelqu'un auquel elle n'est pas obligée de parler. Won't you see me, Queen Jane répète Dylan, inlassablement. Non, je n'irai pas de te voir.