Tu étais la fille indolente, tu lisais des auteurs américains, des philosophes allemands, des poètes russes, sans forcément tous les comprendre, peut-être parce que tu lisais dans les cafés comme d’autres vont au théâtre, en spectateur surveillant d’un regard absent si l’une de leurs connaissances ne les voient pas ici. Et c’était bien moins le bruit des petits crèmes s’entrechoquant contre les verres de bière qui te distrayait, que l’attention que tu portais à la curiosité des clients à ton égard. Tu t’installais là, à la petite table dans le coin, à côté de la vitre donnant sur la rue, et après avoir disposé ton paquet de cigarettes à la portée de ta main, après avoir déplacé la tasse de café et le cendrier, tu te penchais sur ce livre à la recherche du mot auquel tu t’étais arrêtée quelques temps auparavant, dans ta chambre de jeune fille indolente. Puis tu lisais et quelques lignes après, tu relevais la tête à l’affût d’un détail qui clochait. Tu n’étais jamais satisfaite de la disposition des éléments autour de toi. Alors tu détachais tes cheveux, posais l’élastique en mousse sur la table et prenais une cigarette en rapprochant le cendrier. Tes yeux allaient des entrées et des sorties à tes cuisses où reposait le livre écorné, et le texte te venait ainsi par pointillé, son sens ne prenant jamais réellement forme à tes yeux tant ton attention était écartelée entre l’univers des mots et le son de la clochette qui retentissait à chaque ouverture de porte. Et quand le café se vidait, à cette heure où les ouvriers ont fini d’engloutir leur serrano-beurre et reprennent leur travail, tu abandonnais ton regard dans la ruelle de l’autre côté de la vitre, une main sur ce livre comme une bouche ouverte, dont tu ne savais que faire puisque plus personne ne pouvait assister à ta lecture, éprouvant dès lors tout le poids des livres qu’il faut lire pour être dans le monde, et la solitude qui va avec.
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