12 avr. 2011

9 févr. 2011

Qui se torture l'esprit

"Qui se torture l'esprit pour sublimer sa conduite, s'écarte du monde et a des habitudes excentriques, se fait une haute opinion de lui-même et dénigre les autres, celui-là n'a que de l'orgueil. Il n'est qu'ermite des monts et des vallées, homme qui condamne le monde. Tel est l'idéal de ceux qui aspirent à se dessécher par ascèse et à se jeter dans le gouffre."
Tchouang-Tseu.

I was cold but the sky was full of music

Die Zweite Heimat

7 févr. 2011

Note de note

A la réécoute, une fois de plus par le plus grand des hasards, de Bye Bye Pride des Go-betweens, est revenue cette note écrite dans le journal de bord du bouquin. Un an plus tard, à trois semaines près.

12/01/2010
J'écoute les Go-Betweens qui me replongent dans mes 17 ans -- j'ai pris le disque au hasard hier soir. J'aime beaucoup la chanson Bye Bye Pride. Elle est très simple, presque piètre mais la générosité qui en sort l'emporte au-dessus du lot de toutes ces chansons pop écrites sur trois accords. Comme cela faisait très longtemps que je ne l'avais pas écoutée, j'avais oublié la mélodie finale -- j'avais seulement gardé le souvenir du frisson qui me traversait à 17 ans, quand la chanson se finissait -- j'avais oublié la mélodie mais pas le sentiment de légéreté. Une légéreté déchirante. Ca me rend nostalgique, un peu triste -- et d'un autre côté, je me dis -- comme à l'époque -- que je dois faire quelque chose de tout cela. L'un de deux leaders est mort dans son sommeil, à 48 ans.
Hier soir, je suis revenu à pied du taï-chi. Je suis passé sur le pont et je n'avais plus le vertige. Quelque chose a bougé, une fois de plus, une colère comme une boule de poils que j'ai avalée -- pour laisser la place à une autre grossir jusqu'à ce que je l'ingurgite, encore. On ne fait que ça, avaler des boules de poils.
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Tu ne diras rien. Tu n'écriras même pas une lettre d'amour. Tu te tairas. Tu garderas ton mensonge, tu voudras qu'il te sauve, qu'il te reconnaisse comme un monstre, une idole -- toutes les idoles sont des monstres, et la Nature les a jugé inacceptables et les a donc rejetés. Alors ils sont devenus des dieux. Dans le jardin des dieux.
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(A l'époque, des chansons de Go-betweens, tout le monde préférait celles de Robert Forster -- et moi secrètement, je préférais celles de Grant McLennan, moins torturées, plus émouvantes. C'était le Paul du groupe, et personne n'ose avouer qu'il préfère Paul à John. En lisant sa biographie, je découvre que nous sommes nés le même jour.)



2 févr. 2011

GYBE - 20 mai 2003

Ils sont tous là, Godspeed You! Black Emperor. Sur la toile blanche tirée derrière eux, le mot « Hope » apparaît frétillant sur une pellicule où des usines crachotent une toux acide, et l'un des guitaristes égrène des arpèges tintinnabulants, traçant les lignes d'un croquis, d'un schéma, et la violoniste remplit les interstices de longues notes qu'elle répète inlassablement, suivie par la violoncelliste qui soutient l'ensemble, puis un autre guitariste perfectionne le canevas qui instrument après instrument se resserre, prend du volume, et le spectateur aux jambes déjà engourdies se retrouve pris sans qu'il ne s'en soit réellement rendu compte, dans une déferlante de sons, de feedbacks, soutenu par des percussions primales, lentes et lourdes, et les vagues arrivent et repartent, les murs tremblent, et les neuf musiciens sur scène restent figés sur leurs instruments, les triturant jusqu'à produire non pas du bruit blanc mais du son gris, une pâte épaisse comme l’on pourrait dire d’une peinture à l'huile, de tableaux, pas du Pollock, mais de Staël, du son gris à l'image de la fumée projetée, et en volutes les nappes déferlent les unes après les autres, et le spectateur peut malgré tout entendre la dentelle produite par tel guitariste, saisir les nuances de jeu de la violoncelliste qui à présent joue debout, collée au retour, et le tempo soudain se déchire, libérant un espace où les vagues s'éloignent par écho, le peintre retire de sa toile les traits un à un après l'avoir surchargé jusqu'à rendre illisible sa représentation, et le fond réapparaît mate, noirâtre, la fumée sort toujours des cheminées, le spectateur est épuisé, un temps de repos durant lequel le canevas se desserre, se relâche, puis les neuf musiciens reviennent à l'assaut, un nouvel angle s'ouvre, une disposition prend forme, et la grille se resserre à nouveau dense, étroite, emportant le spectateur dans une autre déferlante, les deux basses vrombissent, et le rythme est lourd et pesant, puis les masses sonores s'apaisent à nouveau jusqu'à se taire totalement, les cheminées ont laissé place à des rues où s'égarent des passants, et ce n'est que le premier morceau des six ou sept autres qui vont se succéder durant ces presque trois heures de concert sans parole, à la limite de l'autisme, tendu, intérieur comme ces rages sourdes qui ne s'expriment plus que par le regard, parce qu'au pied du mur.

24 janv. 2011

Notes sur une partition

"Dehors, le thermomètre descendait sournoisement vers les moins vingt-cinq. Mon souffle gelait sur place, mais je n'avais pas froid. Je filais vers les clartés féeriques. Aucun doute. Étais-je en train de m'abuser? Peu probable. Je ne pense pas avoir eu assez d'imagination pour ça; je n'avais pas de faux espoirs non plus. Je venais de très loin et j'avais commencé tout en bas. Mais le destin allait bientôt parler. J'avais l'impression qu'il me regardait moi et personne d'autre."
Bob Dylan, Chroniques (tome 1).

23 janv. 2011

La ville (2) : la ville est une autre

La ville est une autre pour le corps malade. Ses rues deviennent celles d'une autre -- une ville que seul le corps malade perçoit, parcourt à sa vitesse propre. Les passants ne sont plus vraiment les mêmes, ils sont moins attentifs à cette personne qu'ils croisent et dont ils ne savent que faire de son allure -- ils ont des réactions hasardeuses, imprévisibles, hésitantes, et cette démarche fébrile attire les prédateurs, les vendeurs de nougats au prix d'un bras. Parmi cette foule où chaque geste a une portée précise, une utilité (une chorégraphie) -- attraper la main courante dans le bus, se glisser entre deux vieilles dames dans une queue chez le boulanger -- là, le corps malade ébauche une activité qui ne trouve pas toujours sa finalité -- il était parti chercher des légumes, il revient avec une baguette-plaque mal cuite, ce pain qu'il n'aime pas et qu'il ne mangera pas.

(Brouillonné en avril 2009)

22 janv. 2011

La ville (1)

1. Parfois je retrouve des bouts comme des peaux mortes, marquées par une existence dont je ne garde aucun souvenir. 

2. Les avenues ne seraient rien sans ces rues qui en découlent de chaque côté -- s'effilochent en petites ruelles, s'enfoncent à travers les habitations, s'égarent dans l'étroit espace qui sépare deux bâtiments, mènent jusqu'au pas de  porte, à l'impasse, à la voie sans issue de la ville, la porte close derrière laquelle a lieu une autre vie, la tienne, la mienne, celle d'une vie souterraine -- reliant par croisement d'autres rues, d'autres avenues (se jetant les unes dans les autres, chacune drainant sa population au croisement où les feux clignotent et les cafés s'imposent d'eux-mêmes parce qu'ils sont le lieu du commerce (non seulement du tabac, de l'alcool, de la restauration, il y a dans les arrières-salles, la drogue, les paris, les adultères, les amoureux qui s'aiment au premier regard, les divorces en suspens, l'attente, le chômage, les larcins d'un vol à l'étalage, la joie d'un ticket de loterie, le long périple d'un exilé, il y a la lecture des journaux, la rédaction dans un carnet d'un chapitre, d'un vers de douze pieds, ta main sur mon genou et tes yeux qui se referment parce que nous n'avons pas dormi la nuit dernière, il y a la voix des habitués qui ressasse le monde de la largeur du territoire que leurs yeux peuvent voir et que leurs jambes peuvent parcourir, ceci allant au-delà d'une ligne derrière laquelle la ville reprend forme à leurs yeux, redevient une abstraction, un lieu géographique dans le monde (moi j'habite à ... dit-il quand il est en vacances, alors qu'il habite avant tout son territoire et non la ville) -- puisqu'au croisement des rues, où le commerce prend sa nécessité, naît le quartier (le village) avec sa cohorte de lois propres, d'histoires, de légendes, de figures -- lesquelles (les figures) se dissolvent dans la ville et disparaîtront de son histoire (de la ville), de sa géographie -- un jour il meurt, un jour un autre vient le remplacer, cet homme qui n'a pas de nom et se définit par un éventail d'habitus --
la ville a des villages comme un homme a différents noms, les uns reliés aux autres par les rues qui mènent aux avenues et quadrillent la ville (le trait commun qui sépare et joint deux noms d'une même personne, comme si ce trait était l'ombre des deux (noms) alors qu'elle en est à peine l'architecture, la structure, puisque ce qui structure deux noms est le rayon d'action de la puissance qu'ils referment l'un et l'autre, comme un quartier ne se définit pas par un jeu de rues mais par une aura) -- passages de l'un (village) à l'autre, d'histoires à d'autres, d'une verticalité à une autre (valeurs, idées, religions, cultures), (...), et nous courions la ville parce que nous n'avions pas de nom.

20 janv. 2011

Albert Ayler, la ritournelle





Ici Ayler reprenant La Marseillaise et la torturant, y agglomérant d'autres mélodies -- on peut même entendre l'assaut des Yankees contre les Sudistes, que vous siffloterez avec joie et bonne humeur après une écoute prolongée, à la grande surprise (consternation) de votre entourage.

"I. Un enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant. Il marche, s'arrête au gré de sa chanson. Perdu, il s'abrite comme il peut, ou s'oriente tant bien que mal avec sa petite chanson. Celle-ci est comme l'esquisse d'un centre stable et calme, stabilisant et calmant, au sein du chaos. (...)

Albert Ayler serait un petit garçon qui aurait peur dans le noir. Ses titres font très souvent référence au fantôme, et il se définissait lui-même comme tel, dans une énonciation d'une trinité personnelle & musicale: "Trane was the father, Pharoah was the son, I was the holy ghost" -- miroir de la trinité chrétienne "The Father, the Son and the Holy Spirit". Non pas ici l'esprit mais le fantôme; l'Esprit est éternel, c'est-à-dire ni mort ni vivant (par delà la vie), le fantôme est un mort pris au piège dans le territoire vivant.

II. Maintenant, au contraire, on est chez soi. Mais le chez-soi ne préexiste pas: il a fallu tracer un cercle autour du centre fragile et incertain, organiser un espace limité. (...) les composantes vocales, sonores, sont très importantes: un mur du son, en tout cas un mur dont certaines briques sont des sonores (...)

III. Maintenant enfin, on entrouve le cercle, on l'ouvre, on laisse entrer quelqu'un, on appelle quelqu'un, ou bien l'on va soi-même au-dehors, on s'élance. On n'ouvre pas le cercle du côté où se pressent les anciennes forces du chaos, mais dans une autre région, créée par le cercle lui-même. Comme si le cercle tendait lui-même à s'ouvrir sur un futur, en fonction des forces en oeuvre qu'il abrite. Et cette fois, c'est pour rejoindre des forces de l'avenir, des forces cosmiques. On s'élance, on risque une improvisation. Mais improviser, c'est rejoindre le Monde, ou se confondre avec lui. On sort de chez soi au fil d'une chansonnette. Sur les lignes motrices, gestuelles, sonores qui marquent le parcours coutumier d'un enfant, se greffent ou se mettent à bourgeonner des lignes "d'erre", avec des boucles, des noeuds, des vitesses, des mouvements, des gestes et des sonorités différents. Ce ne sont pas trois moments successifs dans une évolution. Ce sont trois aspects sur une seule et même chose, la Ritournelle. (...)"

etc., etc.

De la ritournelle, extrait de Mille plateaux, Guattari-Deleuze.