7 déc. 2004

Le travail (1): YMCA

1. Sur le retour de cette première journée de travail, j'ai cru que je perdais la tête; non pas la folie verbeuse d'un Seul contre tous -- ce délire macabre qui explose la langue et ne fait de celle-ci qu'un flot sans cohérence, un flot de mots comme peut l'être la musique de Von Schirach -- une langue breakée (ie. le surréalisme, l'écriture automatique, etc.; ça serait d'ailleurs un bon angle d'attaque pour qui veut analyser ce genre de musique: le prendre par le bout du dadaïsme (avec la rage et la colère dont ils en sont la source; ie. Otto Muhl et le mouvement actionniste autrichien, ultra-violent; ie. l'ultime rage, dire et faire n'importe quoi --, non pas la folie à l'état de démence, mais celle qui conduit à l'ataraxie la plus totale: devenir aussi amorphe qu'un fruit pourri dont le jus en serait trop acide pour être goûteux, suffisamment fielleux pour rendre impropre à la consommation la gogue qu'il habite; le ressentiment.

2. YMCA. Repas au restaurant d'entreprise à côté, qui porte le logo Y rouge et stylisé de la chanson disco -- et dont mes nouveaux collègues de bureau temporaire m'ont dit: "tu peux aller manger au I M KA" -- comme si ils n'avaient jamais entendu la chanson pour s'amuser un tant soit peu du nom du lieu; c'est le genre de détail qui marque une personne, bien plus que sa nuque longue ou sa barbiche.

Je me rends dans le hangar dont ils m'avaient indiqué le chemin et demande au garçon qui tient la caféteria qui se situe à l'entrée, où se trouve le restaurant. Il m'indique dans une langue approximative le chemin; je le fais répéter plusieurs fois tant je ne comprends rien à ce qu'il me dit. Dans la salle, des hommes en bleu de travail sont affalés à des tables en plastique, enfermés dans des petits compartiments séparés par des décorations hors du temps, c'est à dire très années 80, c'est à dire moches et fanés, c'est à dire éclairés par des néons sales. Les ouvriers avaient des visages ravinés, les yeux hagards, il y avait quelque chose d'étrange chez ces hommes qui donnait à l'endroit une ambiance très révolution-industrielle-Zola. Le mur d'en face était décoré d'une fresque pastelle sale où se mêlaient un soleil sale et un jardin vert sale, où jouent des enfants sales qui sourient sur un fond gris et terne. Je traverse le couloir que le garçon m'avait indiqué. Des fenêtres longent le mur et donnent sur des espèces de bureau -- du moins c'est l'impression que j'avais en m'y rendant; en réalité, il s'agissait d'un atelier de couture et de tri de vêtements où travaillent, enfermés derrière des vitres en plexiglass, à la vue de toutes les personnes qui se rendent manger, des idiots, des retardés mentaux, les yeux rouges rivés sur des bacs remplis de bouts de chiffon.

Avec mon plateau-repas, je me rends à une table, et avale la pièce de viande et une platrée de nouilles -- pour seulement 3.85 euro. Le réfectoire est un hangar éclairé par des rangées de néon -- c'est un peu comme manger dans un garage auto, la crasse en moins et une propreté terne et grise qui fait regretter le camboui et le bruit de la ferraille. Je regarde une fille passer, que je trouve plutôt mignonne; je finis mon plat et vais à la caféteria prendre un café. Je m'installe au comptoir, et me retourne vers la salle; à une table, il y a la fille assise avec deux autres types qui discutent, et elle reste là, amorphe, le regard creux -- peut-être les écoute-t-elle, peut-être pense-t-elle à autre chose; elle se tourne de l'autre côté et elle reste là, légumeuse, inutile, psychotique. D'autres types à d'autres tables ont la même posture: vides, creux, débiles -- au sens psychiatrique du XIXème. Le serveur est lui-même un peu attardé; pas désagréable, mais juste bon à n'être que deux mains qui servent. YMCA.

3. Comme une colère qui ne serait que du ressentiment dégageant sa propre énergie, une colère sourde et muette, nécessaire -- et c'est curieusement ce que j'espérais y trouver; bien moins de quoi remplir le frigo qu'une raison pour être en colère.

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