19 févr. 2005

"nettoyer les chiottes"

Entre dans le café bondé enfumé, la fille bardée de jupes et de sous-jupes et de pulls en laine, d'un duffle-coat gris sale, de chaussures de marche, a les cheveux pris dans un fichu crème -- seul d'elle n'est visible qu'un visage triangulaire lisse, sur lequel est lisible la pureté divine sévère des bonnes soeurs.

Elle s'assoit à une table dos à dos à ma chaise, commande un café-noisette et avale des dattes sèches. Elle sort un livre, change de table, lit et relève la tête à l'affût d'un client qui la regarderait -- et celui-ci, c'est moi, las assis sur ma chaise désinvolte, fumant & buvant un café, scrutant les pochettes des disques achetés -- un Robert Pete Williams en 33 déplié sur mes genoux.

Elle change à nouveau de table, se place à une table face à la mienne, et lit son livre moins qu'elle m'observe, las désinvolte, hors du corps tant celui-ci est aussi peu vivant qu'un quartier de boeuf -- m'observe moins qu'elle me guette, me scrute comme le ferait un rapace à l'approche d'un cadavre.

Un rayon de soleil traverse la vitre, je tapote sur les disques et marmonne une mélodie sans trop raison, je m'amuse à l'idée qu'elle vienne me parler et je prépare déjà l'attitude que j'emprunterais -- attentive, las & désinvolte, un peu distant --, qu'elle me parle de moi, qu'elle voie que je suis un peu hors-jeu, qu'elle éprouve de la compassion pour mon pauvre cas, qu'elle me raconte son livre, son livre à la couverture violette, avec au dos de cette couverture la photographie d'un vieux barbu grisonnant -- et après l'avoir écoutée, après l'avoir laissée venir, après qu'elle m'ait déjà dit que l'on est déjà amis, qu'elle est prête à m'aider, qu'elle est prête à m'aimer, qu'elle sera toujours là pour moi, que je devrais lire ce livre qu'elle lit, ce livre à la couverture cheap violette à la photographie du vieux gourou de la secte Fraternité Blanche Universelle, alors je lui répondrais: "j'ai déjà entendu parler de ton livre, je m'en suis servi pour nettoyer les chiottes".

Nina Simone n'avait pas vraiment raison lorsqu'elle chantait: "nobody knows you when you're down and out". Même quand vous êtes hors de tout, enfouï dans votre crasse, lorsque vous vous faites à l'idée très plaisante que votre vie n'est qu'un désert que vous traversez dans le plus simple appareil, il existe toujours quelqu'un prêt à vous aider -- et curieusement, c'est à l'approche de ces rapaces -- "dans cette société individualiste" -- que vous vous sentez soudainement mieux. Ca va Miss.

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