Et dans l’air, il y avait le parfum de fleurs froissées et du métal encore chaud (alors je t’ai vue) à la lumière ocre susurrée par le crépuscule des derniers jours d’un hiver, au-dessus des gravats et dans la poussière soulevée par nos pas, par delà les champs d’honneur de nos barricades, quand sur nos visages il n’y avait plus que la fatigue de la fureur, la lassitude, le sommeil coulant le long de nos paupières (alors je t’ai vue) aux confins du silence de nos discussions, et nos poings qui ne se desserraient plus, et nos bras droits comme des branches de béton, alors nous marchâmes lentement jusqu’à ne plus avancer (alors je te vis sourire et le monde que tu portais en toi s’écroula ce jour-là, petite idiote mille fois haïe, mille fois raillée et oubliée aussitôt les mots lancés), alors je te vis sourire, là, droite et sans mouvement (et le ciel était noir et bleu, rouge et violet), petite idiote comme je t’avais toujours connue, petite conne sans amour, découvrant là par le miracle du silence tout ce que tu avais toujours tu, et puis la tristesse, alors.
Alors les filles embrassent les garçons -- et il faudra admettre que tu m'as prise par surprise -- et moi qui ne faisais rien à tes côtés, seulement te regarder comme je t'ai découverte un jour en hiver (cet hiver-là, encore chaud du son des bombes et des cloches, de l'émoi qui nous traversâmes quand vint enfin la révolte) -- qui ne faisais rien seulement te regarder et boire, seulement boire et te regarder, et n'être qu'un idiot n'osant à peine effleurer tes jambes du bout de mes chaussures (alors je t'ai vue) --*** -- alors je t'ai vue -- souriante et belle --
-- et tu ne cessais de parler de cet amoureux dont j'en aurais été presque jaloux si je ne t'avais pas vue -- si je ne t'avais pas vue me voir là, long et impassible, me touchant les cheveux, m'écoutant comme si j'étais le meneur d'une Révolution -- mais si je n'étais pas le meneur de la Révolution autour de nous, je l'étais de la mienne (alors je t'ai vue, et tu étais cette barricade que je devais enfin prendre bon gré mal gré -- alors je t'ai vue) --
-- et peu importe si le lendemain il me fallait dormir dans les toilettes de ce bureau que j'occupais pour presque rien, -- juste pour y trouver un peu d'intimité, et me dire "et lorsqu'elle entra, il se demanda s'il n'avait pas jusque-là gardé ses yeux baissés, durant toutes ses soirées qu'il avait passé avec elle, à boire tout deux et ivres jusqu'à oublier les pas de danse qu'imposait la musique -- alors juste bouger son corps comme on agite ses jambes pour retirer un pantalon trop étroit, bouger son corps pour s'en défaire --, le regard fuyant, ne la voyant pas jusque-là -- n'y voyant à dire vrai que celle qu'elle voulait laisser voir, juste une surface exhubérante ironique & cassante, mal fagotée drôle et idiote -- le genre de fille stupide qui peut pisser dans un broc et en jeter le contenu du troisième étage sur les passants, et se cacher et rire comme une idiote. Peut-être était-ce la fatigue qui lui fit tomber sa garde -- relevant alors les yeux sur l'inattendue --, et il vit une grosse masse de vérité, et alors tout entra en cohésion -- la pisse, le broc, les mauvaises blagues et les saloperies vachardes de la première rencontre -- et les excuses qu'il y eut lors de la seconde --, les actes et l'ivresse, la résolution et le dépit, la pertinence et la cruauté qu'assène la solitude, le malaise et la placidité du sourire, le front large --; un gros morceau de vérité (et là figé dans sa fatigue, attendant la fermeture une cigarette à la main, il se dit lorsqu'elle entra, dressée droite & emmitouflée d'une longue veste bleue, le sourire fané et timide, au-delà de la représentation de l'idiote ("-- sale garnement, sale idiote stupide qui crache sur les passants"): "elle est belle" -- pour que n'importe quel soudard tombe en extase à ses pieds" -- comme jamais il ne l'avait vue, là les yeux enfin droits face à elle et voyant la vérité, la fêlure du vernis, cet instant quand les morceaux éparpillés ici & là incohérents se rassemblent pour ne former plus qu'un bloc, alors. Alors, un jour, il faudra comprendre pourquoi il n'y a que les dingues qui l'intéressent",
-- alors un jour je t'ai vue, et puis tu m'as pris un soir par le bras -- et comme un idiot, je t'ai pris par la taille -- et alors tu as serré mon bras -- alors comme un idiot j'ai serré ta taille -- et alors tu as serré de tes doigts mon bras -- alors comme idiot je t'ai embrassé -- et mon visage de baisers a été couvert -- et ton visage de baisers a été couvert. Alors un jour je t'ai vue.