Quelques notes rapides à propos de Joe Matt. M’est avis qu’il y a un bon article critique à écrire sur son œuvre. Grosses lignes:
- Joe Matt & la dualité Bien/Mal
- Joe Matt: la puissance & l’épuisement
1. Juger Joe Matt comme un sacré connard, c’est la première réaction que l’on pourrait avoir à la lecture de ses comics, et c’est probablement l’objectif premier recherché par l’auteur. Ceci, du moins, si l’on adopte le point de vue de la morale – le Bien, le Mal.
Cette morale, cette dualité Bien/Mal, traverse son œuvre. Elle prend racine dans son éducation catholique et n’a de cesse de le poursuivre. “Qu’est-ce que j’ai fait, je suis un monstre, etc.”, sont des phrases qui reviennent souvent dans les bulles de Joe Matt. Il n’a qu’une volonté: non pas celle de parvenir à ne faire que le Bien (un temps il croit y parvenir mais très vite, sa nature le rattrape), non pas celle de devenir un bon gars, mais d’échapper à la dualité Bien/Mal. Joe Matt s’affiche actuellement bouddhiste, et il semble avoir trouvé le chemin.
2. Joe Matt oscille constamment; il ne cesse d’aller & venir, d’aimer et de haïr; il investit et désinvestit ses relations. Son rapport à l’argent: non pas la radinerie, comme on pourrait le juger à première vue, mais l’argent perçu comme ce qu’il est réellement, une nécessité. Joe Matt est un animal et la ville est son territoire; il mange ce qu’il y a à manger, il économise ce qui est possible de l’être. On se dit, en le voyant racler les assiettes de ses amis qu’il est le type effectivement le plus rapace qui existe, et qu’il n’a surtout pas peur de se rendre ridicule. D’une part, il serait vraiment radin, il ne serait pas collectionneur-fétichiste de vieux comics, d’autre part, l’argent n’est pour lui pas un prestige, mais un moyen de subvenir. (D’ailleurs, sur ce point, on tombe sur un paradoxe: comme un type dont on dit qu’il est égocentrique pourrait se rabaisser aussi misérablement à quémander du pain, à se présenter comme étant un pauvre type.) Sa prétendue radinerie devrait plutôt nous pousser à nous interroger sur le rapport que nous entretenons avec l’argent et la société. Quel rôle donnons-nous à l’argent dans cette relation que nous avons avec la société (dans la triangulaire: moi-argent-société). Est-ce un rapport de puissance, de pouvoir, d’asservissement, …
3. Joe Matt nous fait rire parce que nous portons sur son œuvre notre regard d’occidentaux formaté bien malgré nous par le Bien, le Mal, une certaine simplification qui réduit ses oscillations à du simple binaire: 0 – 1, Bien – Mal, là c’est un bon type, ici c’est un pauvre type. On le voit courir partout, on le voit indécis, mais on ne voit pas qu’il oscille, qu’il est en mouvement continuel, qu’il n’est pas Bien, Mal, mais une variation, un mouvement.
Son dernier bouquin est très immobile; deux oscillations: l’une très faible entre “oui, non le porno”, et l’autre, narrative, entre le passé et le présent. Le reste se passe principalement dans sa chambre.
4. Son dernier livre: Epuisé (Spent en anglais, qui se traduit aussi par “depensé”). Page 10: son ami Seth veut acheter la bédé que Joe Matt a trouvé avant lui et que ce dernier ne veut pas lui céder:
Joe Matt: “C’est pas une question d’argent. Ce livre représente une période du dessin de presse à laquelle je commence tout juste à m’intéresser. Tu agis comme si je devais te PAYER un droit de passage!”.
Seth: “Tu as raison… c’est pas une question d’argent, mais de POUVOIR”.
Joe Matt: “Pouvoir ?”
Seth (mimant un billet de banque): “OUI! Ce petit morceau de pouvoir que tu t’octroies en me narguant délibérément!”
Joe Matt: “De quoi tu parles? T’es juste dingue parce que je l’ai trouvé en premier.”
Seth: “Un petit morceau de pouvoir”.
&c., &c.
Joe Matt est en décalage avec la société et nous rions de le voir se planter parce que nous ne percevons pas les codes de son univers. Son ami Seth sert de parfait avocat d’une vision manichéenne à laquelle Joe Matt s’oppose.
Seth: “Tu penses que tout le monde devrait avoir les mêmes opinions que toi et que si c’est pas le cas, ils n’ont qu’à y parvenir”. Ici, Seth cherche délibérément à faire passer Joe Matt pour un tyran alors même que Seth ne cesse de défendre une vision normative, moraliste.
Nous retrouvons ici une situation qu’on retrouve aussi dans Curb your enthusiasm.
&c., &c.
5. Elever Joe Matt au rang des cyniques pré-socratiques ? Pourquoi pas!