10 nov. 2010

Didier, Bruno, Patrice

Ses épaules trop larges pour sa taille font de lui un homme court sur patte, et les jeans qu'ils portent sont mal ourlés, ce qui réduit la longueur de ses jambes à cette rupture abrupte du pantalon -- comme le dit l'expression "coupé l'herbe sous le pied" -- l'ourlet flottant au-dessus d'une paire de chaussures en faux-cuir et de chaussettes de tennis blanches. Il a la tête carrée avec un casque de cheveux courts et sombres, un visage mutin, des yeux noirs qui vous regardent inlassablement et dont l'insistance vous fait baisser la tête -- et quand vous la relevez, il continue à vous regarder. Vous pourriez croire qu'il s'intéresse au livre que vous lisez, qu'il prend note sur chacun des usagers du bus comme vous le faites, mais son regard est creux, sans but, vain, comme un automobiliste regarde à la fenêtre par ennui. Vous êtes un paysage sans intérêt.

Le seul objet qui anime son regard, l'éclaire d'une lumière, ce sont les femmes. A son regard, on sait qu'il est célibataire et qu'il se masturbe sur des films pornographiques une fois chez lui. Il regarde les filles longuement, sans fin et sans souci d'être surpris. Il sait qu'elles ne disent rien et qu'elles se contentent de tourner la tête -- ou bien au contraire: il les a tellement regardé, insatiablement, sans discontinuité, à en avoir la tête qui tourne et l'œil qui pleure, qu'il a oublié que les femmes ne disent rien et tournent la tête, qu'il ne sait plus, ne connait plus les règles, comme un ours affamé par des mois d'hibernation ne frappe pas à la maison où il veut entrer. Il se retourne sur elles, de la tête au pied les passe au crible, se penche même pour mieux voir le visage de la paire de bottes qui l'affolent, et quand il a saisi le petit détail, il pince machinalement la fermeture éclair de son blouson avec satisfaction. 


Il doit s'appeler Didier ou Bruno ou Patrice, et dans les couloirs de son entreprise où il est employé à la réception des colis ou à la maintenance premier niveau du bâtiment, il doit raser les murs, traînant à la machine à café dans l'attente de croiser la secrétaire qui y a ses habitudes, jetant de temps en temps un œil vers le bureau de la stagiaire, pour voir si elle a mis cette mini-jupe bleue qui dévoile le haut de ses grosses cuisses quand elle croise les jambes. Il aimerait la baiser comme l'on bouffe des plats en sauce mais le soir chez lui, il doit se contenter d'un plat de nouille accompagné d'un pané de poisson surgelé.